21 – À LA FÊTE DE MONTMARTRE
Aux environs de la place Blanche, une foule joyeuse s’empressait autour d’une baraque de dimensions majestueuses, superbement illuminée. Sur le tréteau, un tabarin revêtu d’oripeaux multicolores, déclamait un boniment :
— « Entrez messieurs, entrez mesdames, c’est cinquante centimes les premières et deux sous seulement les troisièmes, vous ne regretterez pas votre argent ! la direction du théâtre a l’intention de vous présenter en premier lieu, autrement dit, tout d’abord, la plus jolie femme du monde et aussi la plus grosse, puisqu’elle pèse la bagatelle de cent kilos au moins, et peut-être même plus, mais on n’a jamais pu le savoir, l’administration n’ayant pas trouvé de balance assez forte...
« Vous aurez également le spectacle particulièrement étrange d’un nègre de l’Abyssinie qui porte des tatouages en blanc sur sa superbe peau d’ébène ; en outre une jeune fille de quatorze printemps à peine, vous enthousiasmera par son audace extraordinaire, car vous verrez au cours de la représentation cette charmante et frêle enfant pénétrer dans la cage des fauves, dont on entend d’ici les terribles rugissements !... »
Le public crédule s’en rapportait à ses promesses et quelques-uns des moins timides avaient gravi les marches qui accédaient à la baraque.
L’affluence ayant diminué un instant, le tabarin reprit, hurlant de plus en plus fort :
— « On va commencer, on commence ! je vous engage, messieurs, mesdames, à vous dépêcher, car ici il faut tout voir, tout savoir, tout entendre ! le programme est des plus intéressants, après les incomparables attractions que je viens de vous décrire en quelques paroles brèves, mais véridiques, vous applaudirez au cinématographe en couleurs, – la dernière création de la science moderne –, le récent voyage du Président de la République, et celui-ci prononçant son discours au milieu d’une assistance aussi nombreuse que choisie. Vous verrez également, reproduits de la façon la plus tragique et la plus exacte tous les détails du mystérieux assassinat qui préoccupe en ce moment l’opinion publique, et met la police sur les dents. J’ai dit, le crime de la cité Frochot, avec la femme assassinée, la pendule empire et la bougie éteinte, tous les accessoires au complet jusques et y compris l’effondrement de la maison et la culbute de l’ascenseur dans les égouts... on commence... c’est commencé !... »
Dans la foule des badauds distraite par le boniment du pitre, trois personnes avaient été particulièrement amusées de la péroraison. Elles s’étaient instinctivement poussées du coude et regardées de côté en souriant. C’étaient deux messieurs, fort élégants, distingués, portant sous leurs pardessus sombres l’habit de soirée. Ils accompagnaient une jolie femme qui dissimulait son décolleté sous un ample manteau de soie.
La jeune femme élégante soudain se pencha vers le plus âgé de ses compagnons, qui, avec sa moustache en croc et ses cheveux gris coupés ras, ressemblait à un officier de cavalerie, et lui murmurait ces étranges paroles :
— Lorgnez-moi le type à gauche, celui qui traverse devant la boutique de l’horloger. C’en est un de la bande... il est de l’affaire du Simplon-Express !
Une bousculade se produisait à ce moment sur le boulevard.
— Monsieur, dit la dame élégante à l’un des messieurs, ne nous perdons pas !
L’interpellé sourit dans sa longue barbe blonde :
— N’ayez crainte.
La jolie Parisienne, élégamment vêtue, n’était autre que Joséphine, la maîtresse de l’apache Loupart. Le jeune homme à la barbe blonde, c’était Fandor. Fandor, rasé d’ordinaire. Quant à leur troisième compagnon, aux allures d’officier de cavalerie, il n’était autre que Juve, à peine grimé mais méconnaissable tant il savait par un pli au front, une contraction de la bouche, changer sa physionomie.
L’association était intervenue au lendemain de l’après-midi mémorable que la maîtresse du Loupart avait passée dans le cabinet du juge d’instruction, s’attendant jusqu’à la fin à être arrêtée, et ne bénéficiant d’une liberté provisoire, que grâce à l’heureuse intervention de Juve.
Joséphine, tout heureuse d’être libre, avait promis d’aider la justice dans ses investigations...
Or, ce soir-là, Juve et Joséphine se réunissaient à Fandor, dans un grand restaurant pour dîner. La jeune femme, enchantée de la vie de luxe que le policier faisait miroiter à ses yeux si elle se conduisait bien, avait promis tout ce qu’on voulait. Elle avait même suggéré qu’à la fête de Montmartre on « retrouverait » des personnes intéressantes. On y était donc venu.
Juve était en grande conversation avec un Arabe en loques qui vendait du nougat aux passants.
Juve n’était point acheteur et le marchand n’insistait pas pour lui placer sa marchandise.
— Oui, chef, expliquait l’Arabe, je file le petit Mimile depuis deux heures de l’après-midi ; devons-nous procéder à son arrestation ?
Juve, sans répondre directement, considéra son interlocuteur, puis :
— Bravo, mon cher Michel, pour votre déguisement, c’est tout à fait réussi. Jamais dans la Bande des Chiffres, on ne reconnaîtra, sous le burnous du marchand de nougat, le Sapeur, brûlé, il y a huit jours, au « Rendez-vous des Aminches ».
Mais déjà Joséphine s’approchait, l’attirait par la manche. Du doigt, imperceptiblement, elle montra un groupe d’individus qui traversait la place Blanche, et sans plus s’occuper de l’Arabe qui s’éclipsa aussitôt, Juve se mit à filer le groupe. Joséphine, Fandor, Juve avaient reconnu le Loupart.
L’apache, revêtu d’une longue blouse, coiffé d’une haute casquette, armé d’un solide gourdin, marchait au milieu d’une demi-douzaine d’individus semblablement habillés. À leur tenue, on les aurait pris pour des toucheurs de bœufs de la Villette. Ce groupe mystérieux s’achemina lentement dans la direction de la place Pigalle, et Juve qui serrait son monde de très près, ralentit aux environs du bassin pour les laisser prendre un peu d’avance. La place, autour de laquelle s’ouvraient des restaurants brillamment illuminés, était inondée de lumière. Le policier ne voulait pas se faire remarquer.
Au surplus les pseudo toucheurs de bœufs s’étaient arrêtés aussi. Réunis autour du Loupart, ils l’écoutaient.
Étaient-ce encore des complices du bandit, peut-être s’étaient-ils aperçus de la filature dont ils étaient l’objet ?
Fandor, qui avait passé son bras sous celui de Joséphine, sentit le cœur de la jeune femme qui battait à tout rompre. S’ils jouaient tous gros jeu, la pierreuse était plus que personne dans une situation compromettante et périlleuse. Non seulement elle avait à redouter la colère de son amant, mais encore il suffisait qu’elle fût reconnue par l’un des nombreux affiliés de la Bande des Chiffres disséminés dans la fête pour que sa condamnation fût certaine.
Fandor, de quelques mots aimables, la rassurait.
— Vous savez, mademoiselle, faut pas avoir peur. Ou je me trompe fort, ou l’instant approche pour le Loupart d’être définitivement bouclé, et dame, quand il sera dans les mains de Juve, il n’en sortira pas de sitôt.
L’émoi de Joséphine ne se calmait guère. Au contraire. Mais le Loupart s’acheminait seul vers un restaurant de la place, Le Crocodile.
Le Crocodile se composait, comme la plupart des établissements de nuit, d’une grande salle au rez-de-chaussée, dans laquelle le consommateur pouvait aller et venir, s’installer au bar, prendre un bock, sans être contraint à de plus grandes dépenses. Il y avait, en outre, une salle commune au premier étage où l’on accédait par un petit escalier, étroit et raide, dont l’entrée était gardée par un colosse revêtu d’une somptueuse livrée. Enfin, au-dessus, l’immeuble comportait des cabinets particuliers. La mode imposait aux snobs et aux oisifs de venir souper au Crocodile. Comme on était aux environs de minuit, de nombreux équipages amenaient des couples en grande toilette qui s’engouffraient dans l’escalier. Le bon ton voulait qu’on soupât au premier étage.
À leur grande surprise, Fandor et Joséphine virent le Loupart s’engager dans cet escalier, entre des jeunes gens en habit et deux demi-mondaines aux chapeaux gigantesques. La longue blouse du faux toucheur de bœufs et sa casquette à trois ponts allaient avoir leur succès.
— Tout va bien, je connais la maison, dit Juve, elle n’a qu’une issue. Vous, Joséphine, faites-moi donc le plaisir de monter dans la salle du premier et de vous installer à une table quelconque. Vous commanderez du champagne, voici cinquante francs. Ne soyez pas farouche avec le public, bien au contraire, et si, d’aventure un consommateur cherche à lier conversation, montrez-vous aimable... n’oubliez pas que vous êtes désormais une charmante demi-mondaine qui ne demande qu’à s’amuser.
— Vous pensez si ça me va, sourit Joséphine.
Elle s’éloignait, Juve la rattrapa :
— Quoi qu’il arrive, nous ne nous connaissons pas.
***
— Qu’en penses-tu ?
— Et vous ?
— Hé ! fit Juve, l’entrée du Loupart dans cet établissement est absolument étrange ; il doit y avoir encore là-dessous quelque noire « combine ».
— S’il ne tient pas à être remarqué...
— Enfant ! Il est bien évident que le Loupart ne va pas s’installer dans la salle commune...
— Va-t-on l’attendre ici ? demanda le journaliste.
— Ça dépend : mon projet est de m’installer dans la salle où est Joséphine, à la condition toutefois que nous puissions nous asseoir à la première table en entrant, celle qui est la plus rapprochée de l’escalier.
— Et si cette table n’est pas libre ?
— Dans ce cas, mon Dieu, nous ferons le pied de grue sur ce trottoir.
***
Pour Juve et Fandor, M. Dominique, le gérant du Crocodile, était venu mettre le couvert, lui-même. Ces clients étaient à soigner. Ils avaient commandé des choses chères : Champagne, foie gras...
Le journaliste et le policier affectaient, en effet, l’allure satisfaite et joyeuse de deux viveurs qui commencent la soirée par un souper fin.
Juve et Fandor avaient pu réaliser leur programme, s’installer à la table qu’ils convoitaient.
Fandor considérait l’aspect peu banal de cet établissement de nuit, où les femmes du meilleur monde, venues avec leur mari tremper quelques biscuits dans de l’Extra-Dry, côtoyaient les filles les plus dévergondées, les noceurs les moins corrects.
C’était dans la salle un murmure confus de rires, de cris, de lazzis, de gros mots ! Un nègre vêtu de rouge et armé d’un gong se trémoussait au milieu des tables, dansant, chantant, ridicule, caricatural, faisant à lui seul un vacarme étourdissant. Dès qu’il s’arrêtait, un orchestre de tziganes le relayait.
Au milieu de la salle, la jolie Joséphine visiblement, suivait à la lettre les recommandations de Juve ; non seulement elle avait dû être aimable, mais peut-être même provocante : à côté d’elle, lui faisant une cour assidue, autant que l’on en pouvait juger par l’attitude du personnage, se trouvait un colosse blond, au teint coloré, au visage entièrement rasé et dont l’origine anglo-saxonne ne pouvait être mise en doute. Fandor examinait le compagnon de Joséphine. Il connaissait cette physionomie, il avait vu cet individu quelque part, se souvenait de sa carrure, et de ses épaules de taureau, de ses biceps énormes qui saillaient sous le drap fin des manches de l’habit.
— Parbleu, s’écria Fandor, tout d’un coup, parbleu, mais c’est Dixon ! le boxeur américain, le champion des poids lourds qui en trois rounds de deux minutes a nettoyé le fameux...
Juve venait, le plus naturellement du monde, d’extraire de la poche de son gilet un monocle cerclé d’écaille. Avec la plus parfaite aisance, le policier l’ajustait à l’orbite de son œil droit.
— Fichtre, admira Fandor, lorsque son hilarité fut un peu calmée, quand vous vous mettez en homme du monde, Juve, vous ne négligez aucun détail !
Le policier demeurait impassible, Fandor le félicita.
— Et vous tenez cela comme le prince de Sagan lui-même ! sans une contraction, sans une grimace, mes compliments, mon cher, vous voilà digne d’entrer au Jockey Club...
— Mon petit, déclara Juve de ce ton doctoral qu’il affectionnait parfois, tu es un peu comme ces impies dont parle l’Évangile, qui ont des yeux et qui ne voient pas ; qu’as-tu donc remarqué dans cette salle depuis que tu y es installé ? Tu as regardé dans la salle et tu as vu qui ? Joséphine, les petites danseuses espagnoles, ton boxeur américain, le nègre ridicule ; tous, gens sans le moindre intérêt.
Fandor pendant l’énumération du policier dévisageait avidement l’assistance. Sans doute Juve, pour parler ainsi, devait savoir qu’un personnage intéressant se trouvait parmi elle. Fandor parviendrait bien à le découvrir avant que le policier le désignât. Soudain, il esquissa un geste de triomphe :
— Chaleck, balbutia-t-il, Chaleck est en train de souper là-bas !
— Oui, tu n’es qu’un sot de ne pas l’avoir déjà vu.
La silhouette du médecin apparaissait devant une table couverte de bouteilles et de fleurs, autour de laquelle une dizaine de personnes avaient pris place.
Le docteur Chaleck semblait présider. Très correct dans son frac à la dernière mode, il pérorait au milieu de l’assistance, portant beau.
Juve, qui tout en causant avec Fandor, persistait à tourner le dos au public et par conséquent à la table occupée par le docteur Chaleck et ses amis, observa :
— Si j’en juge par l’attitude du personnage qui, en ce moment allume un cigare, le souper ne tardera pas à s’achever.
— Ah ça ! voyons Juve, vous avez donc des yeux dans le dos ? comment pouvez-vous savoir ce qui se passe à la table de Chaleck le dos tourné ?
— Enfant, je le vois dans une glace !
Fandor chercha : il n’y avait pas de glace à proximité.
D’un geste, il ôta son monocle et le tendit à Fandor.
— Ah ! s’écria Fandor, je comprends ! Un monocle truqué, voilà qui n’est pas maladroit !
— C’est simple, le tout était d’y penser... Mais il s’agit bien de ces détails, descendons...
— Comment ! questionna Fandor, vous l’abandonnez.
— Ah ! fichtre non, bien au contraire.
Sur le palier, Juve expliqua qu’il ne voulait pas provoquer de scandale dans l’établissement où justement Chaleck et le Loupart se trouvaient réunis.
— Chaleck sortira tout à l’heure... il va même sortir tout de suite... tiens... donne-moi ta carte de visite que je la joigne à la mienne.
Fandor, machinalement, obéit. À ce moment, M. Dominique, le gérant du Crocodile, passait très affairé ; Juve l’arrêta d’un signe :
— Monsieur Dominique, voyez-vous ce monsieur qui soupe là-bas, tout au fond de la salle, au milieu de ces jolies femmes ; ce monsieur qui porte cette barbe peignée en éventail ?... allez le trouver, vous lui direz très haut que deux personnes demandent à lui parler, qu’elles l’attendent dehors ; vous lui remettrez nos cartes devant tout le monde. Il se dérangera, il viendra.
***
— ... Parbleu, avait continué Juve en bavardant avec Fandor sur le trottoir, comment veux-tu que Chaleck fasse autrement ? De deux choses l’une : il est en galante compagnie et l’on croira qu’il s’agit d’un duel, Chaleck devra dès lors ne pas se refuser au rendez-vous poli que je lui demande. S’il est avec des complices, il estimera que le meilleur moyen est évidemment de quitter sans esclandre cette salle en cul-de-sac dont il ne peut sortir qu’en passant devant nous ; il viendra, te dis-je ! Chaleck doit être beau joueur...
Chaleck apparut, le visage calme, le regard impassible. À l’extrémité de son cigare, cependant à demi consumé, tenait encore la cendre !
Chaleck n’avait pas même tressailli en recevant les cartes de Juve et de Fandor !
Le mystérieux docteur était à peine arrivé au bas de l’escalier que Juve lui mit la main sur l’épaule.
Le policier avait fait signe à un agent en uniforme qui s’était empressé de saisir par un bras le docteur Chaleck. Fandor se tenait un peu à l’écart, en arrière.
— Docteur Chaleck, fit Juve de sa voix brève, incisive, je vous arrête au nom de la loi...
Le docteur ne broncha pas.
— Savez-vous, monsieur Juve, dit-il, que je vous en veux ! J’ai lu dans le journal que vous aviez complètement démoli ma maison ! Ce n’est pas gentil de votre part ; nous qui étions en si bons termes jusqu’à présent.
Cependant, Chaleck, docilement, se laissait entraîner dans la direction du poste de la rue de La Rochefoucauld où Juve voulait prendre des menottes.
Il reprit :
— Par votre faute, je suis obligé, depuis quarante-huit heures, de loger à l’hôtel ; c’est fort désagréable, pour un paisible bourgeois comme moi qui, à part de très rares débauches comme celle de ce soir, ne quitte jamais ses livres.
Juve laissait parler le docteur Chaleck, le personnage se disposait à jouer, il avait déjà son système de défense.
Chaleck déclarerait sans doute qu’après l’attentat de Lariboisière il était parti pour l’étranger et n’en était revenu que la veille de son arrestation ? Peut-être aurait-il un alibi quelque part ? On ne l’avait pas pris sur le fait pour l’agression de Joséphine, c’était quelque chose, même beaucoup, dont il pouvait tirer un bon parti.
— Le gaillard, songeait Juge, a dû préparer toute son affaire, il va nous donner du fil à retordre, néanmoins, il faudra bien...
Lorsque soudain il poussa un hurlement !
On était arrivé exactement à l’endroit où la rue La Rochefoucauld est coupée par la rue Notre-Dame-de-Lorette ; un fiacre attelé d’un grand cheval montait au pas vers la place Blanche, barrant la route aux piétons qui descendaient de la place Pigalle. En sens inverse venait un autobus, on l’entendait corner ; l’autobus avait déjà franchi la rue Pigalle, il allait, dans une seconde, couper la rue de La Rochefoucauld, puis descendre à toute allure vers la place Saint-Georges.
Or, à ce moment, Chaleck sortant littéralement du pardessus à pèlerine qu’avant de quitter le Crocodile il avait jeté sur ses épaules, bondissait en avant de Juve et du sergent de ville, qui pourtant le maintenaient à droite et à gauche, s’éloignait aussi de Fandor qui se trouvait derrière lui.
Chaleck alla droit vers le grand cheval du fiacre et avec une extraordinaire agilité, lui passait sous le ventre, entre les jambes : l’autobus croisa l’automédon à ce moment précis !
Et, par-dessus le fiacre auquel Juve, dans son élan était venu se heurter, le policier voyait Chaleck monter dans la voiture publique qui filait !...
Tout cela s’était effectué dans l’espace d’une seconde.
Demeurés interdits, en tête à tête, au coin de la rue de La Rochefoucauld, Juve et Fandor, assistés du sergent de ville abasourdi, considéraient le seul gage que leur eût laissé Chaleck de son trop bref passage entre leurs mains.
C’était le manteau-pèlerine, sorte de macfarlane très élégant, doublé de soie noire, mais qui présentait cette particularité étrange d’avoir des épaules et des bras ! Bras en caoutchouc ou en quelque autre matière, peu importait, mais si bien imités en tout cas, qu’au toucher, à travers l’étoffe, ils donnaient nettement l’impression de bras humains.
Juve, tordant sa moustache, poussa un juron formidable.
— Ah ! nom de Dieu de nom de Dieu !...
Chaleck n’avait eu qu’à déboutonner sa pèlerine pour sortir libre de toute entrave, abandonnant à ses gardiens les faux bras dissimulés dans ses manches.
Fandor, arrêté sur le bord du trottoir, examinait le vêtement que tenait toujours le sergent de ville, mais, soudain Juve l’appela :
— Et Loupart ?
Les deux hommes remontaient en hâte la rue Pigalle.
Ils comptaient venir se poster de nouveau devant le Crocodile. Juve méditait d’interroger le gérant, sur les faits et gestes de l’étrange toucheur de bœufs.
Mais, au moment où ils atteignaient la place, une puissante automobile gréée en torpédo, à deux baquets, démarrait lentement. Au volant se trouvait l’américain Dixon, à ses côtés Joséphine ; une demi-minute après, Juve filait à leur suite dans un taxi de luxe – drapeau blanc – auquel il avait donné pour instruction de ne point se laisser gagner de vitesse par la voiture qui les précédait.
Le policier, lâchant soudain Fandor, lui avait crié :
— Occupe-toi de l’autre.
Fandor avait compris : l’autre, c’était Loupart. Fandor remonta au premier étage du « Crocodile », commanda du champagne pour se faire bien voir de M. Dominique qu’il interrogea discrètement. Le gérant se souvenait à peu près du signalement que lui donnait son interlocuteur, mais il ne pouvait dire si cet homme était resté longtemps ou non. Il ne l’avait pas vu sortir. Dans les cabinets particuliers du second, M. Dominique n’avait servi que trois couples parmi lesquels le toucheur de bœufs ne se trouvait sûrement pas !...
Fandor ne put obtenir d’autres détails. Il attendit encore Juve pendant une heure, et celui-ci ne revenant pas, le journaliste, de guerre lasse, alla se coucher, inquiet.
***
Cependant, cette nuit mouvementée s’achevait et Juve vit se lever le jour, au-dessus des grands arbres du parc de Brimborion. Le policier releva le col de son pardessus et, sortant du bosquet dans lequel il avait attendu patiemment, frissonna en grognant :
— C’est vraiment pas la peine de se geler pour rien !
Juve fit quelques pas, suivit un petit sentier qui aboutissait au haut de la côte de Bellevue, sur la grand-route qui réunit Sèvres à Meudon.
... Sitôt qu’il avait vu s’en aller Joséphine avec l’Américain, Juve, abandonnant Fandor auquel il recommandait de filer Loupart, s’était élancé à la poursuite des fugitifs.
Son taxi-auto « drapeau blanc » l’avait conduit hors Paris, dans la banlieue ouest. On avait traversé le Point du Jour, Billancourt, passé le pont de Sèvres et enfin dans la côte de Bellevue, en face le parc de Brimborion, l’Américain Dixon avait introduit son automobile dans une élégante propriété.
Dixon était entré sans la moindre hésitation, avec l’allure très naturelle d’un propriétaire. Puis, l’automobile rangée, le boxeur et la maîtresse du Loupart étaient montés dans la maison qui s’éclairait pendant une demi-heure ; tout se replongeait ensuite dans la nuit !
Juve avait laissé son taxi au bas de la côte, dès qu’il avait vu s’arrêter l’automobile de Dixon. Sans difficulté, le policier avait franchi le muretin de la propriété, en parcourant le jardin, sans toutefois perdre de vue la maison, contournait celle-ci, l’étudiait, se familiarisait avec les lieux, ce qui n’était guère difficile pour un homme de son expérience, puis, dissimulé, il avait attendu.
Juve était persuadé que l’Américain Dixon était un complice du Loupart et que s’il avait amené Joséphine chez lui, ce n’était pas uniquement pour conter fleurette à la jolie fille, comme sa fuite avec celle-ci semblait le faire croire.
Peut-être Loupart allait-il venir, peut-être le docteur Chaleck ?
Mais en dépit de ses bonnes dispositions, l’audace et le courage de Juve ne devaient pas être mis à l’épreuve.
Le policier attendit de longues heures, pendant lesquelles il ne se passa rien.
Certes, l’aube venue, il aurait voulu rester encore, mais cela devenait dangereux, le jour se levait, le voisinage allait s’éveiller... et sans doute éprouverait-on quelque surprise à rencontrer dans les paisibles sentiers de la paisible localité, un monsieur en habit noir et cravate blanche, au pardessus tout saupoudré de poussière et de rosée.
Le policier, à l’allure d’un parfait noceur qui rentre au matin, très fatigué, avait donc regagné son taxi-auto.
En débarquant rue Bonaparte, Juve avec une grimace compta trois louis au mécanicien.